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Vagabondage sans But – La Linguistique du Chaos de Chuang Tzu 2

Vagabondage sans But – La Linguistique du Chaos de Chuang Tzu 2 par Peter Lamborn Wilson. 

Les mots sont comme le vent & l’eau

La gourde invisible/conceptuelle qui active ou met en circulation le déversement du langage peut également être comparé avec l’étrange attracteur de la moderne théorie du chaos. L’étrange attracteur est schéma réel, mais non matériel qui existe seulement dans l’action qu’il renseigne. Pensez, par exemple, à un nuage de fumée dans l’air. Pourquoi la fumée ne se dissipe-t-elle pas simplement comme un gaz mathématique ? Pourquoi il y a-t-il ces dessins ? D’étranges attracteurs « attirent » les particules de fumée dans ces ondulations végétales, tout comme les planètes sont attirées par les orbites, ou comme les cellules sont attirées dans le derrière du lézard afin de reconstituer la queue tranchée. Des étranges attracteurs activent « l’ordre issu du chaos » (selon la phrase d’Ilya Prigogine [12]). Des attracteurs animent de la matière « accidentelle » dans des formes – mais, en réalité, l’attracteur « existe » uniquement dans le processus de la matière lui-même. L’attracteur peut servir pas uniquement comme un modèle pour la morphogenèse, mais également pour l’évolution elle-même. L’« évolution créatrice » de Prigogine ne dépend ni des « mutations accidentelles » aveugles des néo-darwiniens, ni sur l’entéléchie ou le vitalisme des créationnistes. Avec la théorie du chaos, le « Troisième Esprit » est entré en équation, le « parasite » de Michel Serre. On peut forger le terme de « taoïsme dialectique » afin de décrire l’action de ce « tertium quid », qui porte si mystérieusement une ressemblance avec l’Étrange Attracteur, la « machine catastrophe ». Dans le disque du yin-yang, le côté sombre porte une graine de lumière, et vice versa ; de plus, les zones ne sont pas séparées par la ligne droite du Dualisme, mais par une courbe sinueuse ambiguë du mouvement dyadique. La dialectique occidentale analyse afin de synthétiser, là où la dialectique taoïste commence par la synthèse afin d’analyser.

Si les mots peuvent être comparés à la matière – & pourquoi pas si l’on pense à leur statut ontologique incertain – & si la « grammaire » peut être comparée aux Étranges Attracteurs (les schémas qui sont « réels », mais n’adviennent à l’existence qu’en présence de mots & ne sont « réels » que dans les mots), alors, nous pouvons également comparer la Dialectique du Déversoir de Chuang Tzu avec la théorie du chaos de mages tels Prigogine & Ralph Abraham, & lancer la science (ou la pseudoscience) de la linguistique du chaos. Cette fiction utile naîtra sous le signe de ce que Feyerabend appelait « épistémologie anarchiste » (ou dada) – une forme d’antiméthode déjà rêvée par Chuang Tzu, & centrale à notre projet.

Dans le Taoïsme religieux, la divinité de l’écriture automatique ou « astrale », Tzu Ku Shen, est également la déesse des latrines [13] – donc, appeler l’image d’un langage magique comme forme de caca-phonie ou de chaos défécatoire qui réussit d’une manière ou d’une autre à transmettre une signification – (évocateur du paradoxe connu de la théorie de l’information selon laquelle le « bruit » peut être plus « riche » dans « l’information » que certains codes ordonnés). À temps, Tzu Ku est arrivé afin de présider sur les Immortels qui passaient les pinceaux magiques des « phénix volants » au travers de médiums humains. Habituellement des femmes, comme dans le spiritisme occidental, ils agissent comme « amanuensis » pour les fantômes, & ils ont transmis tout & n’importe quoi, des ordures jusqu’aux écritures canoniques. (Le Taoïsme Mao Shan a été fondé de cette manière, par deux médiums habités par une femme sage morte). Au 11e siècle, un auteur nommé Shen Ku décrit le processus sous le titre évocateur de « Essais sur le Torrent du Rêve » – un rejet de la conscience diurne dans une vague d’hypnogogie.

Une grande part des écritures taoïstes, à la fois canoniques & hétérodoxes, a été produite de cette manière. Une partie est « découverte », comme le texte-trésor tantrique tibétain, gravé dans un rocher ou dans un bois vivant, ou sous l’eau, ou en d’autres lieux impossibles. Toute une génération de chasseurs de trésors tibétains s’est consacrée aux traditions & découvertes de ces textes. Certains textes taoïstes ne sont pas composés dans une langue ou une écriture humaine, mais dans le « tadpole » ou « écriture-nuage » des esprits. Une grande part du langage a été répandue des Grottes de Cinabre des Immortels dans notre monde. Tandis que les vulgaires matérialistes peuvent se contenter de réprobations sur la provenance de cette immense quantité d’écrits indigestes, nous préférons simplement nous émerveiller à la pure plénitude, à la surabondance & à la générosité de la réalité elle-même qui semble conspirer avec nous dans nos entreprises les plus folles. Comme Nietzsche & Bataille l’ont suggéré, le mythe de la pénurie est simplement un moyen de contrôle au travers de la misère, tandis que la véritable nature du monde est celle de la plénitude absolue, en fait de la surplénitude, se déversant en un excès constant. Dans le langage, cette surfourniture de significations se révèle trop grande pour être traitée par la conscience humaine ; d’où, l’intervention des esprits, des « muses » & des autres sources extraconscientes. L’écrit taoïste sert de monument à la « générosité de l’être » ou du débordement s’écoulant sans cesse de la corne d’abondance du Tao. À son sommet très chaotique & ambigu d’expression, il « sauve » le langage lui-même – à la fois de la tyrannie de tout « seigneur » & des abysses de la solitude.

APPENDICE A

Kuo Hsiang

Les pipes & les flûtes diffèrent en taille & les différentes notes varient en ton. D’où, la multiplicité & la complexité des tons longs & courts, bas & du haut. Bien que les tons varient de mille manières, le principe de leur support naturel est le même.

La musique de la Nature n’est pas une entité qui existe en dehors des choses. Les différents instruments, les pipes & les flûtes & autres, en combinaison avec les êtres vivants, ensemble constituent la Nature. Puisque le non-être est le non-être, il ne peut produire l’être. Avant que l’être lui-même ne soit produit, il ne peut produire d’autres êtres. Donc, par qui les choses sont-elles produites ? Elles se produisent spontanément elles-mêmes, c’est tout. Par là, on ne signifie pas qu’il y a un « je ». Le « je » existe par lui-même. Par ce qu’il est par lui-même, nous pouvons le qualifier de naturel. Tout est ce qui est par nature, & non par l’action entreprise. Par conséquent (Chuang Tzu), parle en termes de nature. Le terme de nature (littéralement « Cieux ») est utilisé afin d’expliquer que les choses sont ce qu’elles sont de manière spontanée, & non afin de signifier le ciel bleu. Ainsi, la Nature ne peut se posséder elle-même. Comment pourrait-Elle posséder des choses ? La Nature est le nom générique utilisé pour nommer les choses. La Nature ne dirige son esprit ni pour ni contre quoi que ce soit. Qui est le maître qui se fait obéir des choses ? Par conséquent, toutes les choses existent par elles-mêmes & proviennent de la Nature. Ceci est la Voie des Cieux.

Tout est naturel & rien ne sait pourquoi c’est ainsi. Plus les choses diffèrent par leurs formes physiques, plus elles se ressemblent dans leur naturel… Le Ciel & la Terre & les myriades de choses changent & se transforment en quelque chose de nouveau chaque jour &, ainsi, avancent dans le temps. Qu’est-ce qui cause cela ? Elles le font spontanément… Ce que nous appelons choses c’est tout ce qui est par soi-même ; elles ne se parlent pas les unes aux autres afin de devenir ce qu’elles sont. Laissons-les donc en paix & le principe se réalisera parfaitement de lui-même. Les dix mille choses sont dans dix mille conditions différentes, & elles se meuvent d’avant en arrière de manière différente, comme s’il y avait un Véritable Seigneur pour les mouvoir. Mais, si nous cherchons des preuves de l’existence d’un tel Véritable Seigneur, nous échouons à le trouver. Nous devons comprendre que les choses sont naturelles & ne sont pas causées par autre chose.

« Ceci » & « cela » s’opposent l’un l’autre, mais le sage est en harmonie avec l’un & l’autre. Par conséquent, celui qui n’a aucun esprit délibéré est harmonisé silencieusement avec les choses & il n’est jamais en opposition avec le monde. C’est la manière d’occuper une position centrale & d’être en union avec l’ultime mystère profond afin de répondre aux choses venant de toutes les directions que ce soit.

APPENDICE B

Dire n’est pas expirer, le dire dit quelque chose ; le seul problème c’est que ce qu’il dit n’est jamais fixé. Disons-nous réellement quelque chose ? Ou avons-nous jamais dit quelque chose ? Si vous pensez que cela diffère du gazouillis de l’oisillon, qu’elle est la preuve d’une telle distinction ? Ou bien, il y a-t-il une quelconque preuve ? Par quoi la Voie est-elle occultée, pour qu’il y ait un vrai & un faux ? Par quoi le dire est-il assombri, pour que parfois « Cela soit » & que parfois « Cela ne soit pas » ? Où que nous marchions comment se pourrait-il que la Voie soit absente ?

« Rien » n’est pas « autre », « rien » n’est pas « cela ». Les autres viennent de « cela », « cela » de la même manière vient de « l’autre ». L’opinion veut que « cela » & « l’autre » soient nés simultanément. Cependant, simultanément vivant on meurt, & simultanément avec la mort on vit, simultanément avec la permission vient l’interdiction & simultanément avec l’interdiction vient la permission. C’est pourquoi le sage ne s’engage pas dans ce chemin, mais qu’il ouvre les choses à la lumière des Cieux.

Ce qui est « cela » est aussi « l’autre », ce qui est « l’autre » est aussi « cela ». Par conséquent, je dis : « la meilleure Voie est l’Illumination ». Plutôt que d’utiliser la signification afin de démontrer que la signification n’est pas la signification, utilisez ce qui n’est pas la signification. Plutôt que d’utiliser un cheval pour démontrer qu’un cheval n’est pas un cheval, utilisez ce qui n’est pas un cheval. Les Cieux & la Terre sont une seule & même signification, les myriades de choses sont le cheval.

Les mots ne sont pas juste du vent. Les mots ont quelque chose à dire. Mais, si ce qu’ils ont à dire n’est pas fixé, alors, disent-ils réellement quelque chose ? Ou bien, ne disent-ils rien ? Les gens supposent que les mots sont différents des pépiements des oisillons, mais il y a-t-il une différence ou pas ? Sur quoi repose la Voie que nous ayons un vrai & un faux ? Comment se peut-il que la Voie s’en aille & n’existe pas ? Comment les mots peuvent-ils exister & n’être pas acceptables ? Quand la Voie se repose sur de petits succès & que les mots se reposent sur une vaine démonstration, alors nous avons les vérités & les mensonges des confucéens. Mais si nous voulons rectifier leurs mensonges & vice versa, le mieux est d’utiliser la clarté.

APPENDICE C

Le dialogue du « Petit Sage »

Petit-sage demande au Grand Réconciliateur Impartial, « Qu’est-ce qu’on signifie par mots-pièces & mots-secteurs ? »

« Une pièce & un secteur prennent dix surnoms, une centaine de synonymes. Il relie ce qui est différent & traite ce qui est différent comme si cela était similaire, il disperse le similaire & le traite comme s’il était différent. Maintenant, même si tu décris les centaines de parties d’un cheval, tu ne trouves pas le cheval, & cependant le cheval est là, en face de toi. Ce n’est que lorsque tu entrevois que les centaines de parties à un autre niveau que tu vois enfin le « cheval ».

« Le Temps a un commencement & une fin, les âges ont leurs altérations & leurs transformations. La fortune & l’infortune arrivent mêlées inextricablement. Chaque chose poursuit la direction qui lui est propre, qui n’est pas celle d’un autre. Compare cela à la forêt où chaque arbre a sa propre mesure ; ou bien, observe une montagne où les arbres & les rochers partagent le même endroit. Voilà ce que l’on signifie par mots-pièces & mots-secteurs ».

APPENDICE D

« Dire d’un lieu fonctionne neuf fois sur dix » – Vous prenez une position de l’extérieur afin de dénouer un problème.

« Le discours pondéré fonctionne sept fois sur dix » – c’est ce que vous dites de votre propre autorité. C’est la manière d’être vénérable en tant qu’enseignant.

« Le discours déversoir est neuf à chaque jour, aiguisez-le sur la pierre à effiler des Cieux ».

« La Voie ne peut être traitée comme Quelque Chose ni comme Rien. »

APPENDIX E

L’archer Yi était doué pour atteindre une cible, mais il échouait à arrêter les louanges des autres sur lui-même. Le sage est doué pour ce qui relève des Cieux mais il est nul en ce qui concerne l’homme. Être doué dans ce qui ressort des Cieux & être habile en ce qui concerne l’homme, seul l’homme parfait est capable de ça. Seul l’animal est capable d’être un animal, seul l’animal est capable d’être céleste. L’homme parfait hait les Cieux, hait ce qui est céleste en l’homme, & il hait par-dessus tout la question « Suis-je originaire des Cieux, ou de l’homme ? »

Note : Chuang Tzu ou bien exalte les Cieux ou bien nie la dichotomie des Cieux et de l’homme, & le trouver côte à côte avec l’homme est si extraordinaire que nombreux sont ceux qui essayent de forcer une signification de ce passage.

APPENDICE F

William Blake, The Ancient of Days.

« L’empereur de la Mer du Sud était appelé Shu (Bref), l’empereur de la Mer du Nord était appelé Hu (Soudain) & l’empereur de la région centrale était appelé Hun-Tun (Chaos). Shu & Hu, de temps en temps, venaient ensemble pour une réunion dans le territoire de Hun-Tun, & Hun-Tun les traitait très généreusement. Shu & Hu discutaient comment ils pourraient lui rendre sa gentillesse. « Tous les hommes », dirent-ils, « ont sept ouvertures afin de voir, entendre, manger & respirer & chier ». Mais Hun-Tun, seul, n’en a aucun. Faisons en lui quelques-uns ! » Tous les jours ils percèrent un autre trou, & au septième jour Hun-Tun mourut ».

Retour à la première partie.

Vagabondage sans But – La Linguistique du Chaos de Chuang Tzu 2, Peter Lamborn Wilson.  Traduction française par Spartakus FreeMann, mai 2008, au Nadir de Libertalia.

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Notes :

[12] lya Prigogine (25 janvier 1917 – 28 mai 2003), physicien et chimiste belge d’origine russe, né à Moscou reçut le prix Nobel de chimie en 1977, après avoir reçu la Médaille Rumford en 1976. Il étudia la chimie à l’université libre de Bruxelles en Belgique. Il est connu surtout pour sa présentation sur les structures dissipatives et l’auto-organisation des systèmes, qui ont changé les approches par rapport aux théories classiques basées sur l’entropie. Jusqu’à Prigogine, la thermodynamique classique considérait les phénomènes comme théoriquement réversibles, ce qui est en contradiction flagrante avec l’expérience courante. En fondant l’irréversibilité des phénomènes temporels, Prigogine a réconcilié la physique avec le sens commun, tout en faisant date dans l’histoire de la thermodynamique. (Source : Wikipédia).

[13] Ceci est tiré d’un livre chinois sur l’écriture astrale ou spirite : « The Flying Phoenix » ; je ne me souviens, malheureusement, plus du nom de l’auteur.

Cet article a été modifié le 8 mars 2020

Spartakus